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660 jours de peur et de deuil : Antatadratsy sous le spectre de l’omerta et de la corruption

Malina Admin . Administrateur
Publiée le 2/5/2025
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Dans le village reculé d’Antatadratsy, District d’Isandra dans la Haute Matsiatra, une vindicte populaire a brisé la quiétude, laissant dans son sillage des vies détruites et un système judiciaire corrompu exposé au grand jour. Après 660 jours de peur et de deuil, l’affaire s’est soldée par la perte de l’immunité parlementaire pour l’ancien député élu à Vohibato et un rebondissement au Tribunal de Fianaransoa. Voici l’histoire de ce drame, entre utilisation abusive de  l’immunité parlementaire et des pots-de-vin.

 

Antatadratsy : Entre terreur et extrême pauvreté

Antatadratsy, un village de la commune rurale d’Andoharanomaitso, district d’Isandra dans la région Haute Matsiatra semblait vivre hors du temps, paisible et sans histoire. Pourtant, cette sérénité a été balayée dans la nuit du 26 mai 2023 par une tragédie inouïe : trois personnes accusées à tort d’enlèvement d’enfants ont été lynchées à mort par la foule dans le village voisin de Lalazana Ambony. L’ancien député élu dans le district de Vohibato a été cité comme étant le commanditaire de cet acte.

Le lendemain, les forces de l’ordre ont effectué une descente dans le village d’Antatadratsy, pourtant non impliqué dans le drame arrêtant une trentaine d’habitants. Cette intervention musclée a laissé les familles sous le choc, une situation de terreur s’installe.

En février 2025, des journalistes de Malina sont revenus à Antatadratsy, Fokontany Ranomaitso. Depuis le village, les informations fusent : plusieurs individus sont décédés, , après que des pères de famille aient été mis sous mandat de dépôt.

Nous arrivons à Antatadratsy dans un  un silence étrange. Des maisons abandonnées, des portes closes, des habitants qui ont pris la fuite pour aller se cacher dans les champs. Pourtant, notre équipe est déjà venue dans ce même village en septembre 2023. En 18 mois d’enquête, nous connaissions les habitants. Et pourtant…

Derrière les portes closes, des femmes et des jeunes filles se retranchent dans le silence, dans la peur et la douleur du deuil tout en essayant d’assurer la survie de leur famille. La plupart des hommes, chefs de famille ont disparu. Certains sont en prison, d’autres décédés. Leurs familles sont livrées à elles-mêmes, au cours des deux dernières années. 

Le village d’Antatadratsy, dans la commune rurale Andoharanomaitso se trouve dans la  zone limitrophe Sud-Est du district de l’Isandra, avoisinant celui de Vohibato dans la Région Haute Matsiatra. D’après le troisième recensement général de la population et de l’habitat RGPH3, la pauvreté multidimensionnelle touche plus de 9 personnes sur 10 dans ce district. Ces chiffres s’expliquent par une condition de vie précaire et un accès limité aux services de santé et d’éducation.

 

Des décès successifs

Après deux semaines de préparation, Wilson Randriamalala, chef Fokontany de Lalazana Ambony, un rescapé de la vindicte populaire du mai 2023, nous a donné son accord pour nous accompagner. Il y a deux ans, il a frôlé la mort en empêchant la foule de tabasser les occupants d’un véhicule, accusés à tort d’être des voleurs d’enfants. Un seul foyer a ouvert ses portes après des explications et une mise en confiance sur la raison de notre venue. Seules deux mères de familles ont accepté de parler, même si le doute n’est pas entièrement dissipé.

Parmi elles, Marie Josephine Razafindrafara, a vécu un cauchemar à la suite de l’emprisonnement de plusieurs membres de sa famille, dont son frère aîné. Ces personnes étaient encore en détention préventive, lors de notre passage à Antatadratsy, en février 2025. « Combien de personnes ont perdu la vie ici ? Le soir et la nuit, rien qu’en apercevant la lumière d’une torche, nous sommes de nouveau envahis par la peur d’être arrêtés. Le jour, en apprenant qu’il y a une personne bien habillée se dirigeant vers notre village, qu’on soit enfant ou adulte, on s’enfuit. Cette situation nous hante encore. Le traumatisme nous a causé des chocs cardiaques ! » a-t-elle lancé au début de notre conversation. 

Marie Josephine Razafindrafara est encore en deuil. Sa famille a traversé une rude épreuve avec des décès successifs qui ont laissé un grand vide dans plusieurs foyers. « Huit personnes, qui partagent le même caveau que nous, sont décédées une à une. Tous les 15 jours, il y avait un décès. Actuellement, notre tombeau familial est pratiquement inaccessible, selon ceux qui ont assisté au dernier enterrement. L’entrée est envahie par des mouches. Les décès étaient trop fréquents » a-t-elle témoigné, encore sous le choc.

De mai 2023 à février 2025, les habitants d’Antatadratsy peinent à retrouver leur quiétude, semblent voir leur vie s’effriter derrière les 660 jours passés entre l’extrême pauvreté, le deuil et la peur quasi permanente.

 

Une mince lueur d’espoir

Malgré la peur et la douleur partagées avec ses voisins, une lueur de joie timide se trame sur le visage de Ralalarisoa. Elle, c’est la mère de Mahatradraibe Pela Andrianatoavina, une victime collatérale qui a payé le prix fort d’une confusion de nom dans cette affaire, d’après les explications de Wilson Randriamalala, chef Fokontany de Lalazana Ambony, lors de notre premier entretien avec lui, en septembre 2023.

Après son arrestation, Toavina a décroché son BEPC en prison. « Un enseignant, son codétenu, n’a cessé de lui dispenser des cours en prison. Il est là maintenant pour faire des rattrapages » a confié sa mère, Ralalarisoa. En effet, Toavina a bénéficié d’une liberté provisoire, une semaine avant notre arrivée à Antatadratsy. Il a pu s’inscrire au Lycée Andoharanomaitso pour continuer sesétudes. « Cette situation a eu des impacts sur les études de mon fils. J’ai mal pour lui. Il n’est plus en prison et pourra poursuivre ses études. Il va faire sa rentrée lundi (NDLR : 24 février 2025). Mais moi, je me sens impuissante car j’ai dépensé toutes mes économies en prenant soin de lui quand il était en prison. » a ajouté la mère de Toavina.

Pendant notre entretien avec les deux seules sources consentantes du village, l’atmosphère a commencé à se détendre à Antatadratsy. La complicité de Marie Josephine Razafindrafara et de Ralalarisoa a contribué à apaiser la tension et à regagner la confiance des villageois. Les langues se sont déliées. A part Toavina, plusieurs personnes en détention préventive ont pu obtenir la liberté provisoire, d’après l’affirmation des habitants d’Antatadratsy qui ont choisi de s’exprimer en « off the record ».

Afin de recouper ces informations sur la mise en liberté provisoire des personnes placées sous mandat de dépôt, une demande d’audience auprès de la direction régionale de l’Administration Pénitentiaire de la Haute Matsiatra s’est imposée. Effectivement, 38 personnes sur les 46 incarcérées ont pu bénéficier de leur liberté provisoire, lors de notre passage à Fianarantsoa. Cette information a été confirmée par Fanomezantsoa Danny Razanakoto, directeur régional de l’Administration Pénitentiaire de la Haute Matsiatra : « Concernant cette affaire, des individus ont déjà bénéficié d’une liberté provisoire et ont déjà été relâchés. 46 personnes ont été emprisonnées. 38 d’entre elles ont pu obtenir la liberté provisoire. Seules huit sont encore détenues en attendant leur procès ».

 

Suspicion de corruption dans l’octroi de la liberté provisoire

Nous croisons Emmanuel Razanajatovo, le catéchiste d’Antatadratsy, sur le chemin de la maison centrale d’Ankazondrano. Il est le chef de famille du seul foyer qui nous a ouvert ses portes à Antatadratsy. Des membres de sa famille et de son église sont toujours en prison. L’homme d’église soupçonne une corruption quant à l’octroi de la liberté provisoire. « Le chacun pour soi règne car dans une société, il y a les riches et les pauvres. Ceux qui ont de l’argent peuvent partir et ne s’occupent pas de ceux qui n’en ont pas. Donc, si des gens auraient payé pour avoir leur liberté, je pense que des suspicions de cas de corruption ne seraient pas à écarter », a-t-il interpellé. La suspicion de ce catéchiste d’Antatadratsy est-elle fondée ?

Du côté de l’Administration pénitencière de Fianarantsoa, le directeur a souligné qu’il ne relève pas de leur attribution d’octroyer une liberté provisoire aux détenus non condamnés, comme le cas dans cette affaire. Il précise : « Il n’est pas dans l’attribution de l’administration pénitentiaire d’accorder une liberté provisoire aux détenus qui ne sont pas encore jugés ou condamnés. Cela relève de la fonction de la justice. (…). Ainsi, la justice a autorisé une liberté provisoire aux 38 détenus. 18 d’entre eux ont été autorisés par le Tribunal de première instance, 20 par la Cour d’Appel ».

Jointe par téléphone, Tinah Rabendrainy, Procureure de la République auprès du Tribunal de première instance de Fianarantsoa a confirmé ces explications. « C’est de la propre appréciation des juges de la chambre de détention préventive. La chambre de détention préventive autorise la liberté provisoire si l’affaire est au niveau du Tribunal de première instance. Il s’agit de la chambre d’accusation si c’est au niveau de la Cour d’Appel. Trois juges prennent la décision avec la réquisition du ministère public. La liberté provisoire s’octroie à la suite de faits nouveaux dans le dossier ou s’il a un garant. La liberté provisoire ne peut pas être obtenue avec les charges initiales. Souvent, les juges acceptent de donner la liberté provisoire parce qu’ils observent des faits nouveaux dans l’enquête ».

Durant les deux semaines qui suivent notre descente à Fianarantsoa, l’évolution de la situation s’est accélérée. Le 7 mars 2025, sept autres personnes ont recouvert leur liberté provisoirement. L’information a été confirmée par Jean Christophe Randrianandrasana, Chef d’Etablissement pénitencier à Ankazondrano. « Ils étaient encore huit lors de votre dernier passage à Fianarantsoa. Maintenant il ne reste plus qu’une seule personne incarcérée en attendant son procès » a-t-il affirmé, lors de notre conversation téléphonique.

 

3 millions d’Ariary pour libérer sept personnes

Une semaine après cette conversation, le 15 mars 2025, une circonstance inattendue nous a ouvert une piste qui était susceptible de justifier les soupçons du catéchiste Emmanuel Razanajatovo, et non moins président du mouvement Fifohazana à Antatadratsy. Des textos nous ont été envoyés par un chef Fokontany de la commune rurale d’Andoharanomaitso, district de l’Isandra, et dont nous tairons l’identité pour sa sécurité

Cette source nous a, en effet, demandé de l’aide afin de négocier la liberté provisoire pour la dernière personne en prison. D’après ces explications, l’obtention d’une liberté provisoire nécessite une  certaine somme d’argent et des connaissances. Une des familles d’Antatadratsy a déjà opté pour cette démarche. Elle a mis en vente une rizière pour obtenir la libération de sept personnes membres de la famille, en détention provisoire. « Ils ont payé 3 millions d’Ariary. C’est une famille d’Antatadratsy, où vous étiez il y a quelques semaines. C’est un cas très récent, raison pour laquelle les  habitants étaient hostiles à votre arrivée au village. Selon les informations qu’on m’a communiquées, le paiement ne se fait pas directement au magistrat mais par le biais d’un intermédiaire. Il s’agit d’un rabatteur qui opère à la Cour d’Appel de Besorohitra » a affirmé notre source au téléphone.

Des rabatteurs interviennent-ils encore dans le traitement des dossiers au sein des tribunaux ? Pour vérifier ces informations et trouver la réponse à cette question, le Procureur Général auprès de la Cour d’Appel de Fianarantsoa nous a accordé une interview par le biais d’une collaboration avec deux journalistes de Fianarantsoa. « Malheureusement, c’est la réalité ! Mais dès que l’auteur de la corruption est identifié, le tribunal se doit d’ouvrir une enquête et d’engager une poursuite » a expliqué Jean Jacques Ramanankavana, Procureur Général auprès de la Cour d’Appel de Fianarantsoa.

 

Cas de l’ex-député de Vohibato : perte de l’immunité

Il y a deux ans, alors que des chefs de familles étaient placés en détention préventive, les soupçons se sont tournés vers le député Jean Martin Randrianatoavina, élu à Vohibato. D’après les explications de Tinah Rabendrainy, Procureure de la République près du Tribunal de première instance de Fianarantsoa, lors d’une conférence de presse à Fianarantsoa, en juin 2023, le député aurait ordonné aux villageois de commettre ce crime considéré « d’acte de barbarie ». Le cas de flagrant délit a été évoqué.

Un rapport écrit, en date du 28 mai 2023, rédigé par le chef Fokontany adjoint de Lalazana Ambony et visé par le maire de la commune rurale de Soaindrana a confirmé les explications de la procureure de la République. L’ordre donné par le député a été inscrit noir sur blanc dans ce rapport : « Tuez-les et faites un rapport écrit. J’enverrai des forces de l’ordre le lendemain ».  Le Tribunal a attesté l’authenticité de ce rapport.  Ainsi, le député concerné, lui-même a avoué face à la presse fianaroise, lors d’une conférence de presse le 30 mai 2023 son implication en ses termes : « Si vous agissez pour protéger vos vies et pour défendre vos biens, c’est de la légitime défense. Alors battez-les ! »

Une délégation judiciaire a été émise par le Doyen des juges auprès du Tribunal de première instance de Fianarantsoa, le 7 août 2023, pour un délai légal de 45 jours, afin de chercher et d’identifier, interroger, arrêter et conduire le député devant la justice. La délégation judiciaire est restée lettre morte et n’a jamais été exécutée. Le député Jean Martin Randrianatoavina a invoqué son immunité parlementaire pour refuser de se présenter devant le Juge d’instruction. Cependant, des enregistrements audios révèlent une tentative de négociation avec les familles des victimes et des magistrats pour clore l’affaire contre le versement d’un pot-de-vin d’une somme de 20 millions d’Ariary.

Jean Martin Randrianatoavina s’est porté candidat à sa propre succession, aux élections législatives de 2024, mais n’a pas été réélu. Cette perte de mandat a laissé planer des questions sur l’éventualité d’une action judiciaire sans entrave par son immunité parlementaire.

D’après des sources concordantes et dignes de foi au sein du Tribunal de première instance à Fianarantsoa, l’ex-député le colonel Jean Martin Randrianatoavina, ancien élu du District de Vohibato a perdu son immunité parlementaire après avoir essuyé cet échec aux élections législatives de 2024. Son dossier sur la vindicte populaire à Lalazana Ambony refait surface au Tribunal. Le dossier est actuellement instruit au niveau de la Cour d’Appel de Fianarantsoa. Les explications de Jean Jacques Ramanankavana, Procureur Général auprès de la Cour d’Appel à Fianarantsoa ont confirmé que l’ancien parlementaire a été déjà présenté devant les juges d’instruction. Il fait partie des 102 personnes qui seront jugées pendant la session de la Cour Criminelle Ordinaire de cette année 2025.

 

Causes profondes

Ce cas de Lalazana Ambony n’est pas isolé dans la Région Haute Matsiatra, a dénoncé une association des protecteurs des droits humains à Fianarantsoa. Déchirés entre la peur, la douleur du deuil et la pauvreté, des justiciables sont devenus vulnérables à la corruption. Le manque d’éducation et la peur d’accéder aux bureaux de l’Administration ne font qu’aggraver la situation.

Harimanga Abel Randrianarivo, directeur technique au sein de l’ONG Fiantso nous a livré un éclairage :  . « On ne va pas faire d’amalgame, en disant que tous les magistrats sont mauvais. Mais certains, cité maintes fois par les justiciables, fixent leur prix. Les portes de la prison vous sont ouvertes si vous ne disposez pas d’une certaine somme, par exemple au niveau de la Cour criminelle. De mon avis, il y a aussi une énorme différence quant à la compréhension de la loi, entre les juges, les avocats, d’un côté, et les simples citoyens de l’autre. Alors que la loi est aussi censée protéger les citoyens. Cela favorise l’exploitation de la situation en défaveur de ces gens qui sont déjà vulnérables. »

Au bout de deux ans d’immersion et d’enquête dans l’affaire de Lalazana Ambony, les pratiques de corruption sont évidentes : abus d’immunité parlementaire, tentative d’achat de silence des familles, influence exercée sur les magistrats, paiement de pot-de-vin par le biais d’un intermédiaire pour avoir la liberté provisoire. Un enregistrement révèle même les noms de plusieurs magistrats impliqués dans des négociations douteuses.

                                                                                                                                                                Par Fah Andriamanarivo

 

 

« Singam-bola mandavo ny vositra » : une reconnaissance internationale

En 2024, une première vidéo d’investigation a été réalisée par MALINA sur la vindicte populaire en Isandra, intitulée « Singam-bola mandavo ny vositra » et a reçu une reconnaissance internationale. En décembre 2024, elle décroche le premier prix et a obtenu le PAJI-OR lors de la troisième édition du “Prix Africain du Journalisme d’Investigation” – PAJI 2024, catégorie télévision, à Nouakchott, en Mauritanie.