Nombreux seront les lecteurs de cet article à se souvenir de la polémique qui a suivi la signature, le 05 septembre 2018 à Beijing (Pékin), en marge du Forum de Coopération Sino-Africaine (FOCSA), d’un accord d’investissement dans le secteur de « l’économie bleue » pour un montant estimé à 2,7 milliards de dollars américains. L’accord a été conclu entre l’Agence Malagasy de Développement économique et de Promotion d’entreprise (AMDP) et le consortium d’investisseurs chinois Taihe Century Investment Developments Co. Ltd, ou 太和世纪(北京)投资发展有限公司 en caractères chinois.
Comment ces deux entités se sont-elles retrouvées ensemble à Beijing pour signer un tel accord ? Des représentants de l’AMDP ont publiquement affirmé à plusieurs reprises, notamment via des communiqués de presse et lors d’une rencontre avec des organisations de la société civile, que d’autres sociétés ont été approchées pour porter le projet mais que seul Taihe a accepté d’investir en acceptant de respecter les « valeurs » de l’AMDP, qui comprendraient notamment la promotion du développement local. Toujours d’après l’AMDP, Taihe serait notamment composé d’une famille d’entrepreneurs active dans le domaine de la construction navale depuis des générations.
Qui est derrière Taihe ?
Rappelant le choix de Ferrum Mining comme partenaire de la Kraoma S.A., le partenariat avec Taihe a été initié dans la plus grande opacité et sans processus d’appel d’offres. L’AMDP a rétorqué aux critiques que la divulgation des détails de l’accord n’était pas nécessaire, les deux partenaires étant des entités privées n’engageant qu’elles-mêmes dans l’accord. En effet, malgré son nom qui laisse entendre qu’elle est une entité publique, l’AMDP a été enregistrée à Madagascar en tant qu’association de droit privé.
Toutefois, tant l’implication de l’ancien président dans la structure de l’AMDP que l’ampleur de l’accord tendent à réfuter cette prétention. Les projets prévus par l’accord nécessitent en effet une implication substantielle des autorités étatiques, si ce n’est qu’au niveau de la délivrance de permis de pêche.
Une investigation réalisée en partenariat avec l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) par l’entremise de sa plateforme “Investigative Dashboard” nous a permis de collecter des informations jetant de sérieux doutes sur les informations relayées par l’AMDP et sur la confiance pouvant être accordée à la société Taihe.
Tout d’abord, la société Taihe avait jusqu’en janvier 2018 son siège dans le district de Haidan à Beijing (No.-028, 8th Floor, No. 9 North Fourth Ring Road, Haidian District, Beijing) avant de déménager dans le district de Chaoyang (908, 9th Floor, Building 2, No. 10, Wangjing Street, Chaoyang District, Beijing). Les autorités administratives de ces deux districts ont cependant rapporté que Taihe y était injoignable, ce qui a mené à son inscription sur la liste des anomalies d’affaires en 2015 et en 2018 en application de l’article 9 de l’Interim Measures for the Management of Business Exceptions, un registre public de l’État chinois dont la fonction est de répertorier les entreprises manquants à leurs obligations de divulgation et de coopération avec les autorités administratives. Nous avons nous-mêmes tenté de contacter Taihe par téléphone, sans succès. Son numéro de téléphone est d’ailleurs partagé avec deux autres sociétés qui n’ont à première vue rien d’autre en commun avec Taihe que ce numéro, ainsi qu’une troisième société dont Taihe possède la majorité des actions.
Au moment de la signature de l’accord, Monsieur Miao (aussi écrit Miu ou Yan) JIRONG (plus souvent écrit JINRONG) (缪晋荣 en chinois simplifié) était le gestionnaire, directeur exécutif, actionnaire majoritaire à 99% et représentant légal de Taihe. Monsieur Li GANG (李钢) en était le superviseur et l’actionnaire minoritaire. Dix jours après la signature de l’accord, M. JIRONG a été remplacé par Monsieur Chen CHUN (陈春) aux postes de gestionnaire, directeur exécutif et représentant légal de la société, pour des raisons qui nous sont inconnues. Taihe n’a donc que deux actionnaires et n’est donc pas un consortium de sept sociétés, comme l’AMDP l’a pourtant affirmé.
Des années d’expériences dans l’économie bleue ?
Taihe est une société d’investissement. Pourtant, aucune entreprise dans laquelle Taihe a investi avant la signature de l’accord avec l’AMDP n’a enregistré d’activités liées à la construction navale ou à l’économie bleue plus généralement. C’est également le cas pour les autres sociétés dans lesquelles M. JIRONG et M. GANG ont eu une responsabilité.
A la date de la signature de l’accord avec l’AMDP, le 05 septembre 2018, Taihe possédait uniquement des actions dans deux sociétés :
Quant à M. JIRONG, il possédait à titre personnel des parts dans trois sociétés aujourd’hui inactives, ainsi que dans une quatrième société, toujours en activité :
M. Gang a quant à lui eu diverses responsabilités dans les sociétés précitées. Le seul lien identifié entre Taihe et ses actionnaires et le domaine de l’économie bleue passe par Monsieur Guo ZHENZHONG (郭振忠), un individu avec qui M. JIRONG dirigeait la société Beijing Hengtai Weiye Real Estate Development Co., Ltd (北京恒泰伟业房地产开发有限公司) entre 2000 et 2010. M. ZHENZHONG détient des parts dans une société de construction navale, Fu’an Huanian Ship Development Co., Ltd. (福安市环澳船舶发展有限公司), et est membre du conseil d’administration de Debon Logistics Co., Ltd. (德邦物流股份有限公司), qui exerce des activités dans le transport maritime.
Toutefois, si Fu’an avait été amené à offrir des services de construction navale à Taihe dans le cadre de son accord avec l’AMDP, cela aurait été inquiétant puisqu’elle a été impliquée dans un stratagème de blanchiment d’argent dévoilé en 2018.
Fujian Julong Fishery
Ce n’est que quelques semaines après la signature de l’accord, le 25 septembre 2018, que Fujian Julong Fishery Co., Ltd. (福建聚龙渔业有限公司), une entreprise spécialisée dans le secteur de la pêche, a été enregistrée en Chine, avec Taihe comme actionnaire majoritaire (80%). Le reste des actions est enregistré au nom de Monsieur Chen DEMING (陈德明), qui a également un rôle de superviseur chez Fujian, alors que Monsieur Cai YIJIAN (蔡箫剑) en est le directeur exécutif et le gestionnaire.
De toute évidence, Fujian a été créée pour mettre en œuvre l’accord signé avec l’AMDP. Cela ne donne pas l’image d’un consortium ayant des années d’expérience dans l’économie bleue, contrairement à ce qu’a affirmé l’AMDP à son sujet. Au contraire, aucun individu impliqué de près ou de loin avec Taihe ne semble qualifié pour remplir les obligations d’un accord aussi ambitieux.
Miao JIRONG
Principal visage de l’accord du côté de Taihe, seul nommé dans les communiqués officiels, M. JIRONG projette l’image d’un entrepreneur bien établi. Toutefois, le capital enregistré par Taihe ne s’élevait qu’à un peu moins de 1,5 million de dollars américains au moment de la signature de l’accord. Le montant prévu pour la première phase du projet avec l’AMDP correspond ainsi à 500 fois son capital enregistré. Notons que douze jours après la signature de l’accord, le même jour où M. JIRONG a été remplacé dans ses fonctions par M. CHUN, le capital enregistré par Taihe a été multiplié par 15, pour atteindre un peu moins de 25 millions de dollars américains. Il est toutefois à noter que le capital réellement versé aux comptes de la société n’a lui pas évolué. Autre signal d’alarme : dans ses deux derniers rapports annuels, Taihe n’a déclaré ni bénéfice, ni revenu. Plus inquiétant encore, M. JIRONG a été inscrit sur la liste des personnes non-dignes de confiance par le tribunal de la Cour populaire de Jiaocheng de Ningde (Chine) en janvier 2018. Il est en effet personnellement endetté pour plus de 1.2 million de dollars américains.
Les dirigeants de l’AMDP n’ont-t-ils donc pas évalué la crédibilité de leur partenaire avant de conclure un accord aussi ambitieux ? Ou, au contraire, étaient-ils au courant du profil peu recommandable de Taihe et de son actionnaire principal ? Joints par email, ses dirigeants n’ont pas répondu à nos sollicitations. L’ouverture d’une enquête par les autorités compétentes, en particulier le BIANCO, permettrait certainement de mieux comprendre les motivations réelles de cet accord entre l’AMDP et Taihe, et de déterminer le rôle qu’a pu jouer la corruption dans cette affaire.
Une comparaison révélatrice
En conclusion, il est intéressant de s’attarder sur un autre accord de pêche signé en 2011 dans des circonstances similairement opaques entre le président mauritanien, Mohamed Ould Abdel Aziz, et la compagnie chinoise Poly Hon Done Pelagic Fisheries Co. Ltd. (宏东渔业股份有限公司 en caractères chinois), parfois dénommée Poly Hong Dong Pelagic Fisheries Co. Ltd. ou Fuzhou Hong Dong Pelagic Fisheries Co. Ltd. Celle-ci fût accusée de causer des dommages environnementaux importants et de vider les eaux mauritaniennes de leurs ressources halieutiques.
L’exportation de poissons originaires des eaux mauritaniennes a connu une augmentation importante suite à cet accord (de 292 millions de dollars américains en 2010 à 810 millions de dollars américains en 2017). De plus, il est admis qu’il est beaucoup plus rentable pour les sociétés étrangères de transformer les prises en farine de poisson qui est utilisé en aquaculture que de vendre celles-ci aux marchés locaux. En Mauritanie, l’exportation de farine de poisson est passée de 35 000 tonnes en 2010 à près de 120 000 tonnes en 2017, dont près de 50 000 tonnes (environ 42%) ont été exportées vers la Chine.
Si un tel accord était mis en œuvre à Madagascar, le pays risque de se diriger sur la même voie. Quoique l’intégralité de l’accord entre l’AMDP et Taihe ne fût jamais divulgué, selon le nombre de navires prévus, il est estimé que le volume annuel de pêche se situerait autour de 43 000 tonnes de poissons dont seulement 15% seraient destinés au marché local.[1] [2] En comparaison, l’accord de pêche entre l’Union Européenne et Madagascar signé en 2007 et renouvelé en 2014 portait sur un volume de pêche trois fois moins important. Développement de l’économie bleue ou abandon des ressources halieutiques de Madagascar au marché chinois ?
L’auteur tient à remercier Jelter Meers de l’Investigative Dashboard, une initiative de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), pour son aide inestimable au cours de l’investigation ayant précédé la rédaction de cet article.
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