Economie

Problème foncier de la Sirama : des milliards s’envolent sans que l’Etat ne s’alerte

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Admin . Administrateur
Publiée le 20/12/2018
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Nosy-be, la ville-Ile de la partie nord de Madagascar, c’est la ville du sucre, la ville du rhum. Mais cela, c’était il y a plus d’une décennie. Maintenant, les choses ont changé puisque l’industrie sucrière de Dzamandzar peine à redémarrer. Des problèmes liés au foncier prennent de l’ampleur. 

 

Il est midi trente dans la bourgade d’Ampasindava, un petit quartier en retrait sur la route de Dzamandzar, à Nosy-be. A une telle heure de la journée, tout s’arrête. « C’est inhumain de faire travailler les gens sous une température atteignant les 34 degrés », lance Rudi, notre guide local. Voir passer des « vahiny » suscite la curiosité, mais pas au point de quitter l’ombre qui abrite les femmes et les enfants qui surveillent les passants du regard. 

La cité a été bâtie par la société sucrière Siramamy Malagasy (Sirama) pour les travailleurs temporaires à l’époque où la société tournait encore. Maintenant, les logements sont occupés par ces mêmes personnes qui s’acquittent d’un droit annuel d’occupation d’une valeur de 2 000 ariary par an.  Sur le reçu de la commune de Nosy-be, il est inscrit que ce droit équivaut à un impôt sur la propriété bâtie et sur les terrains. Ces occupants ne sont pourtant pas propriétaires. Du moins, pas officiellement. 

Rabe Clément fait partie des occupants de ces maisonnettes de quatre mètres sur quatre. Originaire du district de Bealanana en région SOFIA, situé à environ 300 km de Nosy-Be, il vit ici depuis 1995 avec sa femme et ses quatre enfants. Il est actuellement le chef du quartier. De par son statut, il sait à peu près tout sur les transactions de terrains dans son quartier. Ce dernier figure en effet parmi les parcelles à problème pour la Sirama. Une grande partie est squattée par les habitants. Leur nombre augmente jour après jour. « Mais nous ne pouvons pas les arrêter. C’est le bureau foncier de la Sirama qui s’en occupe. De toute façon, dans les transactions immobilières, nous [ndlr : le fokontany] n’avons pas notre mot à dire. Nous ne sommes même pas consultés », explique Rabe Clément. 

 

Régularisation, squattérisation, extension de la ville… tendant vers l’expropriation de la SIRAMA 

Depuis le 12 septembre 2012, date à laquelle le Conseil des ministres a autorisé la vente d’une partie des terrains de la Sirama, les dirigeants de la société d’Etat ont commencé la régularisation de la situation des occupants illégaux. « Mais depuis, les occupations illicites n’en finissent plus. Pas plus tard que la semaine dernière [ndlr : fin du mois de novembre 2018], nous avons été mis au courant que la squattérisation explose en nombre », explique Rasoamahenina Mamy, directeur général par intérim de la société. 

Cette décision du Conseil des ministres a permis de déclasser 694 hectares de terrain.  Mais c’est à partir de là que les zones d’ombre commencent. Ce terrain déclassé, personne ne sait exactement à quoi il sera destiné. Les versions diffèrent d’une source à une autre. En 2012, le directeur général de la société, Moana Essa a fait savoir à la presse qu’il s’agit d’un terrain déjà occupé illicitement par des habitants. A cet effet, les squatteurs doivent s’acquitter d’une somme de 15 000 à 50 000 ariary par mètre carré occupé, selon la situation du terrain. Contacté au téléphone pour une interview sur cette affaire, Moana Essa a refusé de nous répondre en invoquant le fait qu’il n’est plus à la tête de la société, et donc d’après lui plus concerné par cette affaire. 

Plus tard, on entendra que ces 694 hectares sont à déclasser pour l’extension de la ville de Nosy-be. D’autres viendront dire qu’une partie de ces terrains seulement est destinée à l’extension de la ville. D’autres sources encore diront que 27 hectares de cette superficie sont destinés aux travailleurs déflatés de l’usine sucrière.  Il leur sera mis à disposition 400 m² de terrain par travailleur. Jean Omer Beriziky, alors premier ministre, lui, se souvient qu’il n’a jamais été question de vendre des terrains si ce n’est aux travailleurs qui cherchaient un point de chute après la fermeture de l’usine en 2005 et dont la situation vis-à-vis de Sirama n’a jamais été régularisée. Nosy-be est une île à fort potentiel économique. Le tourisme y est très développé. Et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui a fait s’envoler la vente de terrains de la Sirama dans la ville de l’Ylang –Ylang. « En 1999, sous Didier Ratsiraka, les dirigeants ont commencé à penser à faire de Nosy-be une ville touristique. C’est là qu’ont commencé les diverses manœuvres », explique Serge Zafimahova, fondateur du Club Développement et Ethique (CDE), qui a fait partie du comité chargé d’entreprendre la privatisation de sociétés nationales. 

 

Reconversion dans le tourisme : les propriétés foncières de la SIRAMA bradées 

Nosy-be attire alors les investisseurs nationaux mais surtout internationaux. De grands hôtels de luxe commencent à voir le jour. Le sort est scellé pour l’Ile : la canne à sucre ne sera plus son seul levier économique. Nul ne s’était douté que six ans plus tard, sous la Présidence Ravalomanana, la sucrerie arrêterait ses activités au profit du tourisme. 

Des sources bien informées indiquent que 212 ha de terrains, en dehors des 694 ha mentionnés dans la décision du Conseil des ministres de septembre 2012, ont été accaparés par de grands hôtels de luxe. La majorité de ces grandes infrastructures sont, de fait, construites sur les terrains de la Sirama. 

« La plupart des terrains a été acquises à la suite de prescription acquisitive. Nous soupçonnons une corruption de grande envergure dans ce sens. Les services du domaine et de la topographie de Nosy-be, par plusieurs fois, nous ont sorti cet argument pour se ranger du côté des investisseurs », évoque Mamy Rasoamahenina. Une prescription acquisitive est le fait d’acquérir juridiquement un droit réel que l’on exerce sans en posséder de titre, après l’écoulement d’un certain délai, dit de prescription, pendant lequel toute personne peut le contester ou le revendiquer en justice. 

Pour renvoyer la balle, une source auprès du service de la topographie locale indique que ce serait les cadres au sein même de l’établissement de Nosy-be, ainsi que quelques têtes au siège à Antananarivo qui magouilleraient pour vendre ces lopins de terres. 

Serge Zafimahova, qui a suivi de près les dossiers de privatisation des sociétés d’Etat, sort l’artillerie légale pour mitrailler les agissements des dirigeants de Sirama. Selon lui, « cette société n’a aucun droit de vendre le patrimoine de la société. La loi n°2003-051 portant sur la privatisation, dans son article 10, dispose en effet que la cession des biens de la société sous quelle forme que ce soit doit se faire par appel d’offres concurrentiel. Et dans sa forme actuelle, la vente aux particuliers que l’on aime appeler le déclassement est une forme de privatisation. D’autant plus que dans ce cas précis, vu que les nouveaux propriétaires ne pratiquent plus la culture de canne, il y a bel et bien détournement d’activité. Ce qui n’est pas dans l’esprit de la privatisation ». 

« La Sirama est une société anonyme disposant de son propre patrimoine. Ce dernier n’appartient pas à l’Etat. L’Etat n’a pas son mot à dire dessus. Les terrains de la Sirama sont des propriétés privées titrées » nous explique Oméga Rasetaharimalala, directeur des domaines au sein du ministère de l’aménagement du territoire, pour signifier que la vente de terrains effectuée par la Sirama est des plus normales, au même titre que des propriétaires privés qui vendent leur patrimoine sans que l’Etat ne puisse s’y opposer. En effet, les certificats de situation juridique indiquent que toute la propriété, d’une superficie de 6 000 hectares, est inscrite au nom de la Sirama, par voie de jugement. 

Le fait que la Sirama soit une société anonyme et que ces terrains soient des propriétés privées donnent-il à ses dirigeants le droit de vendre son patrimoine sans état d’âme ? Pour Eric Raparison de la Solidarité des intervenants sur le foncier (SIF), il n’en est rien. 

« Bien que société anonyme, la Sirama reste propriété de l’Etat puisque les actions sont à 100% des actions publiques. Et pourquoi ce serait le ministère des finances qui validerait la constitution du Conseil d’administration si l’Etat n’avait plus rien à voir là-dedans ? Et pourquoi ce serait le Conseil des ministres qui décide de la vente des terrains, sinon ? », lance Eric Raparison. Dans ce contexte, il pointe du doigt une manipulation des textes en vigueur. 

Et si tant est que les propriétés de la Sirama n’appartiennent désormais plus à l’Etat, comment se fait-il que le ministère de l’industrie ordonne à la Sirama de mettre à disposition d’un opérateur économique une partie de son terrain ? En effet, durant notre investigation, nous avons pu mettre la main sur une lettre datée de 2018 et signée par l’actuel secrétaire général du ministère de l’industrie ordonnant, sans plus d’explication, que la Sirama mette au profit de la société Leong une parcelle sur le titre 550-BO appartenant à la Sirama. La direction générale de la Sirama nous explique que la mise à disposition de ce terrain serait la contrepartie de travaux de réhabilitation des routes de Nosy-Be réalisée par cette société. Contactés pour plus de détails, ni le ministère, ni le propriétaire de Palm Beach Leong n’ont répondu à nos sollicitations. Cependant, il est apparu dans nos recherches que ledit Leong, propriétaire de la société du même nom, est un proche de l’ancien président Hery Rajaonarimampianina. « J’ai été un haut cadre de l’établissement de Nosy-be. Je me souviens qu’un ministre m’a approché et m’a demandé de l’aider à vendre des terrains à des étrangers car cela allait nous rapporter gros. Mais j’ai tenu tête car je ne voulais que suivre la loi. Et la loi dit qu’il est interdit de vendre les terrains appartenant aux sociétés d’Etat. Quelques temps plus tard, j’ai été remercié. D’abord affecté et dégradé puis remercié », se rappelle un ancien responsable de la Sirama qui préfère garder l’anonymat. 

 

Des négociations suspicieuses avec un cabinet de géomètres 

Pour effectuer la « régularisation », la Sirama a engagé le cabinet Zaratany, un cabinet de géomètres assermenté basé à Antananarivo. Comme nous n’avons pas pu retrouver la trace d’un avis d’appel d’offres se référant à cela, nous avons cherché à confirmer l’identité du cabinet dans le registre du commerce. En vain. La direction générale de la Sirama explique que c’est le Conseil d’administration, seul, qui a contracté avec le cabinet. Contacté par téléphone, le Président du Conseil d’administration de la Sirama n’a pas souhaité nous recevoir. 

Zaratany s’occupe de la régularisation de la situation des occupants des terrains de la Sirama, allant du traitement des documents administratifs au bornage. Il est payé au travail effectué après présentation d’une facture en bonne et due forme. D’autres services comme la délimitation, le piquetage et le bornage sont payants.  

A Nosy-be, ce cabinet est pointé du doigt comme étant la source de corruption dans la vente des terrains de la Sirama. « On m’a fait payer 1 600 000 ariary pour effectuer le bornage de mon terrain. Mais rien n’a été fait », se plaint une femme d’une soixantaine d’années qui a porté plainte pour extorsion de fonds contre le cabinet. Elle a eu gain de cause. 

D’autres sources affirment que Zaratany manipule les documents. « Le fait est qu’il existe deux procédures de régularisation. La première concerne les travailleurs déflatés de la Sirama, la deuxième, les particuliers qui se sont accaparés des terrains et qui doivent régulariser. Dans les procédures, les travailleurs déflatés achètent les terrains à 5 000 ariary le mètre carré et les autres entre 15 000 à 50 000 Ariary, selon la situation géographique. Le cabinet propose alors à des acheteurs un prix entre ces barèmes et promet de trouver un prête-nom parmi les agents déflatés pour faire descendre le prix. Il partage la différence avec l’acheteur qui arrive finalement à acquérir une parcelle pour moins cher », explique Anne-Marie, une quadragénaire dont le nom a été changé par souci de sécurité. Mariée à un italien, Anne-Marie voulait acheter un terrain mais les magouilles étaient telles qu’elle a décidé d’investir son argent ailleurs. 

Elle est même allée jusqu’à dire que des cadres au sein même de l’Etablissement de Nosy-be seraient de mèche avec le cabinet. « Bavimena Raymond, le directeur de la culture est le plus corrompu d’entre eux. Il y a aussi Mosesy, le chef de la maintenance de l’Usine et Besinoa Pascal qui ne sont jamais loin de lui. Ce sont ceux qui côtoient le plus les dossiers de vente et de régularisation. On voit leur empreinte un peu partout. Ils m’ont approché une fois. » 

Nous avons approché ces personnes, qui nous ont déclaré en chœur qu’elles ne sont en rien responsable de la décision finale pour la vente du patrimoine immobilier. Ils affirment qu’il appartient au Conseil d’administration de décider de l’octroi ou non d’un titre aux requérants.  José Claude Razafindrazaka, chef d’antenne de Zaratany à Nosy-be, maintient le fait qu’il leur est impossible de manipuler les dossiers car avant toute décision, le Conseil d’administration regarde la situation du terrain sur une carte. 

« S’il y a une suspicion de corruption, qu’ils saisissent le Bianco ! Nous n’avons pas peur car nous sommes clean. De toute façon, ce sont ces agents déflatés eux-mêmes qui squattent et vendent des terrains de la Sirama. Et c’est nous qu’ils viennent salir », lance Besinoa Pascal en se levant de sa chaise, le visage virant au rouge, au cours d’une interview réalisée dans le cadre de cette investigation. 

Son récit n’est pas sans fondement. Nous sommes en effet tombés sur un dossier qui certifie qu’un ancien responsable de site, un travailleur déflaté du nom de Toahiry a vendu une parcelle de 16 ares et 10 centiares à une femme malgache en 2008. La parcelle se situe sur le titre 548-BO qui se trouve être la propriété de la Sirama. Alors qu’en réalité, tel que rappelé plus haut, les travailleurs déflatés n’ont droit qu’à 400 mètres carré de terrain. Comment Toahiry s’est-il procuré cette superficie ? Au tout début de notre enquête, nous avions pu le rencontrer. Cet ancien chef de site nous a alors expliqué qu’en voyant les autres directeurs et responsables de la Sirama s’offrir gracieusement des parcelles de choix, il aurait lui aussi été tenté. Ce qu’il n’a pas dit, c’est qu’il s’est accaparé ces 16 ares et 10 centiares qu’il a revendus en 2008. 

 

Où va l’argent de la régularisation ? 

Le directeur général de la Sirama affirme qu’actuellement, le Cabinet Zaratany a effectué 40% de la régularisation de la situation de ces occupants depuis 2009. Il s’agit donc de 40% des 694 hectares déclassés. Toujours d’après le directeur général, le prix des terrains est estimé entre 15 000 Ariary et 30 000 Ariary, voire 50 000 Ariary le mètre carré. Nous avons été tentés de savoir combien la société a jusque-là empoché pour la vente de ses terrains. 

Faute d’avoir obtenu des chiffres exacts auprès de la Sirama, nous avons réalisé une simulation en partant du prix le plus bas, c’est-à-dire 15 000 ariary le mètre carré. A ce prix, la vente de 277.6 hectares aurait permis de faire entrer 41 640 000 000 Ariary sur le compte de la Sirama. C’est une façon de dire, d’ailleurs, car la Sirama n’a plus de compte en banque. Les transactions se font en espèces dans ses bureaux à Isoraka (Antananarivo). « Nous effectuons un versement régulier au siège à Antananarivo », soutient le chef de bureau de Nosy-be. « Nous avons remis la somme pour la convention de partenariat en main propre au président du Conseil d’administration », nous informe Andry Fiankinana Andrianasolo, l’avocat de la société Vidzar qui a conclu un accord avec la Sirama pour la relance des activités de cette dernière en 2015. 

Mamy Rasoamahenina confie que la recette engendrée par la régularisation sert à payer les employés de la Sirama. Il s’agit d’une somme qui tourne aux alentours de 200 millions ariary par mois. Ceci concerne les 500 employés du siège, de Brickaville et de Nosy-be. Soit. Nous avons calculé que ces plus de 41,5 milliards ariary auraient pu payer 208 mois (17 ans) de salaires. Depuis 2009, la Sirama a dû payer 21,6 milliards ariary de salaires. Si elle avait payé le salaire de ses employés depuis 2004, année où elle a cessé ses activités, ce qui n’est pas le cas d’ailleurs, elle aurait dû payer 31,2 milliards ariary. 10,44 milliards ariary restent donc introuvables. Et là encore, nous ne parlons pas des transactions faites dans le cadre de la convention de partenariat avec la compagnie Vidzar. 

 

L’industrie sucrière mise à mal 

Dans toute cette cohue, la transformation sucrière de la Sirama encaisse un coup dur. La société Vidzar, pionnier de la rhumerie à Madagascar, devait remettre l’usine sur pied. Mais jusque-là, rien ne s’est fait. « Nous n’avons pas pu avoir les terrains qui ont été mis à notre disposition tel que stipulé dans la convention de partenariat. Pire, ceux dont nous avons reçus les plans, soit n’appartiennent pas à Sirama, soit ont été mis à la disposition d’une autre société », nous explique l’avocat de la compagnie Vidzar.  

En réponse à cela, le directeur général de la Sirama rétorque que « ces propriétés sont celles de la Sirama. Elle en fait ce que bon lui semble. De toute façon nous sommes en train de voir les manières de rompre le contrat avec cette société car en trois ans, elle n’a rien fait de palpable ni sur les terres agricoles ni dans l’enceinte de l’usine ». Amer, Mamy Rasoamahenina dit même que c’est seulement le patrimoine de la Sirama qui intéresserait Vidzar. 

Cette situation ne va pas en s’améliorant. Personne ne veut reconnaitre que la Sirama fait face à un problème foncier. Tout semble bien aller. Mais d’ici peu, la société sucrière n’aura plus aucun lopin de terre car les ventes vont bon train. L’installation d’un bureau foncier dédié spécialement à la gestion des terrains de la Sirama semble conforter cette crainte. D’aucun pense que sa mission ne sera finie que lorsque le dernier mètre carré sera vendu. Et qui que puisse être le prochain partenaire de la société, les champs de canne ne seront plus de bonne qualité car le pullulement des constructions constitue un frein à sa culture. 

Une affaire à suivre de près …